La faute à la vie est une pièce singulière dans l’œuvre de Maryse Condé. Moins connue que ses grands romans, elle occupe pourtant une place à part : celle d’un texte écrit à un âge de maturité.
Le texte est publié en 2009. Maryse Condé l’écrit à l’intention de deux femmes qu’elle connaît intimement : Firmine Richard et Simone Paulin. À l’origine, une proposition simple : répondre, par un miroir féminin, à une précédente pièce centrée sur une relation masculine. Mais très vite, le projet s’élargit. L’autrice y mêle des fragments de vies : les siens et ceux de ses amies. La fiction se construit à partir de cette matière discrète, sans jamais devenir confessionnelle.
La pièce met en scène deux amies de longue date. Elles se retrouvent régulièrement dans un appartement parisien. L’une est malade, affaiblie, immobilisée. L’autre lui rend visite, l’aide, s’active. Autour de cette situation apparemment simple se déploie une relation complexe, faite de fidélité, de rivalité, de souvenirs partagés et de blessures jamais complètement refermées. Le temps long de l’amitié permet tout : la tendresse comme la cruauté, l’humour comme le reproche.
Une première mise en scène voit le jour en 2014. Le texte, comme souvent chez Maryse Condé lorsqu’il s’agit de théâtre, circule moins que ses romans, malgré sa force dramatique. Puis le temps passe.
La genèse de la reprise actuelle s’ancre dans un moment précis. Peu avant sa mort, Maryse Condé encourage Firmine Richard et Simone Paulin à reprendre la pièce. Il ne s’agit pas d’un simple souhait artistique, mais d’un passage de relais. Les deux comédiennes acceptent. Après le décès de l’autrice, en avril 2024, la décision devient engagement : faire entendre à nouveau cette parole, et lui donner une visibilité nouvelle.
Le projet est alors relancé avec une nouvelle équipe artistique. La mise en scène est confiée à Franck Salin, qui choisit de s’inscrire dans une grande fidélité au texte, à ses didascalies, à son économie. Le décor, les corps, les voix, la musique : tout est pensé pour accompagner la lente montée des non-dits plutôt que pour les surligner. La pièce avance par glissements successifs, sans effets inutiles.
Aujourd’hui, La faute à la vie revient sur scène comme une œuvre à redécouvrir.

Maryse Condé
Maryse Condé occupe une place singulière dans le paysage littéraire francophone. Son œuvre, vaste et multiple, se tient à distance des écoles comme des postures. Elle écrit depuis une position libre.
Longtemps, son travail a exploré les grandes narrations : colonisation, esclavage, héritages africains et caribéens. Sans jamais les figer dans un discours. Chez elle, l’histoire est toujours incarnée. La littérature devient un lieu d’examen plutôt que de réparation.
Moins connue que son œuvre romanesque, son écriture théâtrale obéit à la même exigence. Elle y privilégie le face-à-face. La faute à la vie s’inscrit dans cette veine : un texte dépouillé, resserré, où les rapports humains se révèlent sans filtre, dans leur complexité et leurs ambiguïtés.
Jusqu’à la fin, Maryse Condé aura écrit sans chercher à conclure. Questionner plutôt qu’affirmer. Déplacer plutôt que trancher. Une œuvre de maturité, exigeante, qui continue d’agir bien au-delà des livres.
Firmine Richard
Firmine Richard est entrée dans le paysage artistique par un chemin oblique. Venue tardivement au cinéma, elle y apporte d’emblée une présence singulière. Son jeu ne cherche pas l’effet : il s’impose par une forme d’évidence.
Très vite, elle circule entre les registres : cinéma, théâtre, télévision. Sans hiérarchiser les formes. Ce qui compte, chez elle, n’est pas le médium mais la relation. Cette fidélité à l’humain traverse l’ensemble de son parcours, y compris lorsqu’elle s’engage dans la vie publique et culturelle, convaincue que la représentation ne se limite pas à la scène.
Au théâtre, Firmine Richard développe un jeu d’une grande précision, capable de mêler humour, rudesse et fragilité. Dans La faute à la vie, elle incarne une parole abîmée, parfois dure, toujours tenue, où l’autorité apparente laisse peu à peu apparaître les failles.
Interprète attentive plutôt que figure démonstrative, Firmine Richard poursuit un travail fondé sur la responsabilité de celles et ceux qui portent les textes. Une présence rare, profondément ancrée dans le temps long.
Simone Paulin
Simone Paulin a traversé plusieurs vies artistiques sans jamais les cloisonner. D’abord chanteuse, elle s’inscrit très tôt dans une pratique exigeante de la scène, attentive au texte, au rythme, à la présence. Installée en Guadeloupe dans les années 1970, elle devient une figure centrale de la vie culturelle locale, multipliant les lieux, les projets et les formes de transmission.
Son parcours se construit loin des trajectoires linéaires. Cabarets, jazz, théâtre, pédagogie : Simone Paulin explore les marges et les croisements. Elle crée des espaces où la musique, le jeu et la parole se répondent, tout en accompagnant de nombreux artistes, professionnels ou amateurs, vers une pratique plus libre et plus consciente.
Le théâtre s’impose plus tard comme un prolongement naturel de cette présence scénique. Dans La faute à la vie, qu’elle interprète depuis sa création, elle déploie une parole profondément humaine, où chaque silence compte autant que les mots.
Artiste de la durée plutôt que de l’exposition, Simone Paulin poursuit un travail discret et essentiel, fondé sur la transmission.
Deux femmes, un territoire intérieur
Il n’y a pas d’intrigue à proprement parler dans La faute à la vie. Il y a un temps partagé. Un espace fermé. Et deux femmes qui, depuis longtemps, savent exactement où appuyer pour faire mal.
Elles se voient souvent. Presque tous les jours. Le prétexte importe peu. Ce qui compte, c’est le rituel. La répétition. Cette manière qu’elles ont de se retrouver comme on ouvre un livre déjà lu, en sachant très bien quelles pages vont faire surgir l’irritation, la tendresse ou la colère.
L’une est fatiguée par la vie, au sens le plus concret du terme. Son corps a décidé pour elle. L’autre est encore debout mais cette vitalité même devient un enjeu, presque une provocation. Entre elles, il n’y a ni innocence ni hiérarchie stable. Seulement un déséquilibre permanent, constamment renégocié.
Ce que la pièce met en jeu n’est pas la différence, mais ce qu’on en fait. Tout circule dans les silences, les sous-entendus, les petites phrases qui restent accrochées à l’air. L’amitié devient alors un lieu dangereux. Un espace où l’on peut tout dire, précisément parce que l’on se connaît trop bien.
Le texte avance par frottements successifs. Il n’y a pas de révélations spectaculaires, seulement des vérités qui remontent, mal digérées, jamais totalement apaisées.
La mise en scène accompagne ce mouvement sans l’illustrer. Le décor n’explique rien : il retient. Les objets s’accumulent comme les souvenirs. La musique surgit là où la parole ne suffit plus. Le corps, parfois, se met en mouvement alors même qu’il est entravé. Ce sont de brefs moments de grâce, aussitôt rattrapés par la réalité.
La faute à la vie ne cherche pas à désigner un responsable. Ni la société, ni l’histoire, ni même les personnages. Le titre lui-même refuse la facilité de l’accusation. Ce qui est en jeu ici, c’est autre chose : la manière dont on survit à ses propres choix, et dont on continue à aimer malgré ce qu’on sait.
Un théâtre de l’intime, sans consolation.
Et c’est précisément ce qui le rend juste.
D.G.

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Une voix tardive, un récit incandescent
Avec Femme blanche dans habitation hantée, Simone Paulin ouvre une brèche singulière dans le paysage littéraire. À 80 ans, cette figure de l’animation artistique caribéenne signe un premier roman d’une surprenante maturité, nourri d’une…
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